Nos deux embarcations glissent sans bruit sur les eaux de l’étang plat comme un miroir. Le sillage léger que nous traçons se referme vite derrière nous. Être le plus discret possible, se fondre dans la nature sans la perturber pour mieux l’observer, et s’en remplir les yeux, les poumons et la tête. Nous avons laissé les voitures à huit heures et demi sur le parking où s’arrête la route qui conduit à la cathédrale de Maguelone, en bordure du canal du Rhône à Sète pour embarquer sur l’étang des Moures. Lui sur son kayak avec lequel il sillonne depuis des années toutes ces étendues d’eau saumâtre, et moi sur mon canoë gonflable. Et nous voilà bientôt seuls au monde, à dix kilomètres du centre historique de Montpellier.

Au fur et à mesure de notre avancée, il m’explique la complexité du système lagunaire : nous sommes sur l’étang des Moures, qui deviendra quelques kilomètres plus loin étang de Vic. Derrière nous, l’étang de l’Arnel, lequel se transforme en étang du Prévost à l’approche de Palavas. Subtiles différences qu’il est nécessaire de comprendre. Pêcheur émérite, Charles me montre sous l’eau des poissons que je n’aurais su deviner. Nous longeons bientôt le canal du Rhône à Sète ; une brèche dans la digue qui le borde permet d’y pénétrer. Après l’avoir traversé, nous passons par une autre ouverture sur la rive opposée dans l’étang de Pierre-Blanche que nous franchissons pour atteindre le lido. Kayak et canoë posés sur le sable, nous nous installons sur l’étroite bande de sable qui sépare l’étang de la mer. Et là, face à la Méditerranée, Charles Aubert me déroule son histoire qui n’est pas banale.

Après une enfance à La Ciotat, une ville plongée alors dans l’ambiance des chantiers navals, il fait des études de droit à Aix-en-Provence puis se lance dans les assurances. Quelques années plus tard, le voici installé à Villeneuve-lès-Maguelone, responsable commercial d’une grande mutuelle nationale. Les années passent et l’activité se développe, mais la cinquantaine approchant, Charles se rend compte qu’il est en train de passer à côté de ce qui le passionne vraiment : l’écriture, et la vie au plus près des étangs. Et contrairement à la plupart des gens confrontés à ce dilemme travail/passion, lui va franchir le pas. Mais la transition sera progressive et prendra un chemin détourné. Intéressé depuis toujours par les bracelets de montres, il décide d’en fabriquer un dans un vieux cuir patiné. Postée sur internet, la photo fait un tabac et les commandes pleuvent. Il met un terme à son métier dans les assurances et se lance dans la fabrication de bracelets de montres en cuir. Cette activité lui permet d’organiser les journées à sa guise ; levé à quatre heures et demi, il consacre ses matinées à l’écriture.
Et en 2019 sort Bleu Calypso, son premier roman policier. Il situe l’action dans ces zones lagunaires qu’il connait si bien, des étangs de Maguelone jusqu’au bassin de Thau. Niels, le personnage principal n’est pas sans présenter quelques analogies avec l’auteur. Lui aussi a tout quitté pour vivre replié au bord des étangs, ou plutôt comme il le raconte : […je n’avais pas eu l’impression de tout quitter. Plutôt celle de tout rejoindre. Je veux parler de la nature, le ciel immense, la mer et les loups dans les courants. – Bleu Calypso]. Il y fréquente cette population de pêcheurs, de cabaniers, personnages plus ou moins à la marge, cabossés par la vie. Niels comme Charles est adepte de pêche no kill (on pêche et on relâche) et connait les mœurs et coutumes des loups, daurades, mulets et autres habitants permanents des étangs. Périodes de reproduction, lieux préférés pour frayer, zones où ils se nourrissent. Par ailleurs, les protagonistes sont bien campés et les intrigues tiennent en haleine. Mais on comprend vite que tout ceci n’est que prétexte à mieux pénétrer l’âme humaine ainsi que les chemins incertains qui sillonnent nos lagunes. Bref, une véritable invitation à la découverte de nos paysages et de ceux qui y vivent.


A gauche, cabanes entre étang des Moures et canal – A droite, les Aresquiers
Si l’on rajoute une qualité d’écriture à faire pâlir d’envie l’auteur de ce blog, on aura compris le plaisir que l’on prend à lire ses romans [Je me disais que c’était quand même un étrange endroit que ce pays flottant, mouvant, aux contours vaporeux. Quand le soleil surgissait derrière un nuage, le ciel semblait s’ouvrir en deux et se déverser sur la terre et les étangs. – Rouge Tango].
Car Bleu Calypso est un succès immédiat qui vaut dans la foulée un contrat en édition de poche. En 2020 sort Rouge Tango, suivi en 2021 par Vert Samba, qui clôture cette trilogie des étangs. Dernièrement, les droits ont été achetés par la télévision et le tournage d’un film est en projet…

Toujours assis face à la mer, Charles évoque sa fascination pour la culture japonaise qui transparaît régulièrement au fil des pages de ses romans (chacun des chapitres commence par un haïku), passant de l’Art de la guerre au Livre du thé. Puis il revient encore et toujours sur ces étendues d’eau saumâtre où il se sent si bien, de l’entrelac des canaux et étangs, de l’inversion à peine perceptible des courants qui annoncent le changement du vent, de la subtilité des lumières et du changement permanent des couleurs [Lumières aveuglantes, odeurs de soufre, l’étang de Thau, dans la chaleur brulante de l’été, nous a tout de suite imposé sa présence lourde et sensuelle. – Vert Samba].

Puis vient le temps du retour. Nous empruntons pour cela le canal du Rhône à Sète, en serrant la rive droite pour mieux se protéger du vent marin qui entretemps s’est levé. En passant devant les cabanes bordées par l’étang d’un côté et le canal de l’autre, je ne peux m’empêcher de penser aux personnages de ses romans, venus chercher au milieu des lagunes une once de sérénité.
La trilogie de Charles Aubert est décidément une manière subtile et originale de pénétrer le milieu des étangs.
Bleu Calypso, Rouge Tango et Vert Samba sont édités chez Slatkine & Cie.
