Lorsque l’on remonte en bateau de l’Espagne vers la France, il faut avoir l’œil affuté pour repérer l’avancée qui plonge dans les

flots et matérialise la séparation entre nos deux pays. Parce que, qu’est-ce qu’une frontière pour un marin ? Un port, un cap, un abri, voilà qui a du sens. Mais une frontière ! Un habitant du cru avait bien tenté de me l’indiquer depuis le cap Cerbère : « Mais si, vous voyez, c’est l’arête qui tombe dans la mer ; non, pas celle-là, l’autre, derrière ». Depuis le pont d’une petite embarcation, aucun signe ne permet de distinguer l’arrivée en France. Passé le cap Aussel, ça y est, on la reconnaît avec la petite roche affleurant à son extrémité.
Très vite apparaît le cap Cerbère, surmonté de son phare. Cerbère : l’étymologie proviendrait du mot cerf, animal qui peuplait ces rivages il y a quelques milliers d’années. Certes, mais on ne

peut s’empêcher de penser à ce chien à trois têtes qui, dans la mythologie, gardait la porte des Enfers pour empêcher les vivants d’y entrer et les morts d’en sortir ! Ville frontière, donc d’échanges, Cerbère doit plus à sa gare ferroviaire qu’à son trafic maritime. En effet, pendant près d’un siècle, à cause de la différence entre l’écartement des voies ferrées françaises et espagnoles, les marchandises durent être transbordées à la main d’un convoi à l’autre. De là est née la corporation des transbordeuses d’oranges, qui déchargeaient les wagons espagnols en provenance d’Andalousie pour charger leur contenu sur des trains qui parcouraient ensuite la France et même l’Europe entière. Ce sont des femmes qui furent chargées de ce travail car elles apportaient plus de soin à la manipulation des fruits. En 1906, les transbordeuses se mirent en grève pendant de longs mois pour protester contre les bas

salaires et les conditions de travail. Ce fut le premier mouvement social exclusivement féminin. Cette activité dura jusqu’aux années 1960. Aujourd’hui, un vieux wagon espagnol ainsi qu’une statue représentant une transbordeuse exposée un peu plus loin perpétuent cette mémoire.
Lorsque l’on quitte Cerbère pour continuer vers le nord, commence une côte des plus sauvages. Depuis la mer, caps et anses se succèdent si rapidement qu’il est difficile de les différencier. Cap Canadell, anse de Tarrambou, cap Peyrefite suivi de l’anse du même nom. On pénètre bientôt dans le domaine protégé de la réserve marine où la pêche, les mouillages comme la vitesse sont règlementés. Si les clubs de plongée proposent des sorties avec bouteilles, il est aussi possible de suivre les 250 mètres de sentier sous-marin avec masque et tuba à partir de la plage de Peyrefite.
Encore une ultime pointe (cap l’Abeille) et voici Banyuls, l’escale douce et gouleyante, comme le vin du même nom. Le port à taille humaine dont les digues s’appuient sur l’Île Petite et l’Île Grosse est niché au creux de la ville. Au-dessus de la digue, un promontoire offre une vue imprenable sur l’ensemble de la ville qui domine la baie ; on reconnaît les deux plages qui formaient les Fesses de Vénus avant la construction du port (la déesse, séduite par le site, se serait assise dans l’eau pour mieux l’apprécier)En quelques minutes, nous voilà en ville, au pied des maisons aux façades blanches, ocres et saumon. Banyuls tire son nom du latin Balnoneum (bain), que l’on retrouve dans des écrits du IXe siècle. Longtemps, elle vivra de la vigne et de la pêche que les Banyulencs par tradition pratiquaient alternativement au fil des saisons, le tout agrémenté d’un peu de contrebande avec l’Espagne toute proche.
Aujourd’hui, Banyuls a la chance d’abriter le laboratoire Arago, spécialisé en océanographie biologique et en biologie

marine où officient une centaine d’enseignants chercheurs . Au rez-de-chaussée, l’aquarium (qui se visite) reproduit de façon remarquable les fonds sous-marins de la région dans toute leur diversité. A ces pieds, sur le port, il n’est pas rare de voir un pêcheur debout sur sa catalane, rangeant ses filets. Et l’on se dit alors que Banyuls a bien de la chance de mêler avec autant de bonheur tradition et modernité.
En front de mer, les promeneurs se baladent tranquillement sous l’œil indifférent de La jeune fille allongée de Maillol.

C’est avec le monument aux morts d’inspiration pacifiste l’une des œuvres du sculpteur (né ici même en 1861) exposées sur place. Sa dernière demeure située à quelques kilomètres de la ville, La Métairie, transformée en musée, se visite.


Lorsque l’on quitte Banyuls au petit matin, le soleil illumine les façades et rend l’escale encore plus belle. Juste derrière un petit promontoire, le cap Oulestreil, se niche l’anse de Paulilles, l’un des plus beaux sites de la côte. Constitué de trois petites criques abritées de la tramontane par le cap Béar, c’est un mouillage sauvage et très prisé. L’anse la plus au sud est la plage du Fourat ; celle du nord s’appelle Bernardi, et entre les deux s’étend la plage del Mitg. Juste derrière se dresse la cheminée de l’ancienne usine de dynamite. Il faut prendre le temps de visiter ce site créé par Gambetta en 1870. Exploité jusqu’en 1984, le

site emploiera jusqu’à quatre cents personnes à la fabrication de la dynamite, qui servira entre autres au percement du canal de Panama. Aujourd’hui transformé en musée qui retrace d’un bâtiment à l’autre cette histoire ouvrière, le lieu est sauvage et superbement préservé. Il faillit d’ailleurs à la fin des années 80 être transformé en marina. Mais une mobilisation importante permit de le sauver et d’en faire lieu qu’il est aujourd’hui : une baie magnifique retraçant de plus une aventure humaine.
Depuis le centre de la baie, vu d’un bateau au mouillage, le site est encore plus beau ; n’oublions pas qu’il a été sauvé grâce à la conviction et la volonté d’hommes éclairés. Les vignes en étage

dominent la côte et je les imagine en automne, quand elles explosent de jaunes et de rouges. Les agulles, ces petits murets dressés pour guider et évacuer l’eau à flanc de colline, dessinent le paysage. Sous la coque du voilier, les herbiers de posidonie oscillent lentement, suivant le mouvement de la houle.
Mais déjà se profile le cap Béar
Nous voici à sa hauteur. Le phare, haut de 27 mètres, envoie ses trois éclats toutes les quinze secondes jusqu’à 30 milles.

Non loin de là, les hommes du sémaphore veillent sur les bateaux et leurs marins. Une route sinueuse permet d’y accéder à l’entrée de Port-Vendres en venant de Banyuls. Et là, on ne se lasse pas d’admirer le paysage grandiose : plages infinies vers le nord, côte rocheuse jusqu’au cap Creus vers le sud. Quand le temps est calme, le promontoire s’avance tranquillement dans la mer. Mais il peut aussi connaître des tempêtes terribles. Malheur alors aux navires qui, le serrant de trop près, seront pris au piège des vagues déferlant sur les rochers.
Passé le cap Béar, voici Port-Vendres. Lorsqu’on y arrive en bateau, il faut être attentif au pylône à trois feux qui règlemente l’entrée du port. S’ils sont rouges, l’accès est interdit en attendant que le cargo qui manœuvre ait fini d’évoluer. Car on est ici dans un port, un vrai ! La

rade profonde naturellement abritée était déjà appréciée des Phéniciens, puis des Grecs ; ces derniers y élevèrent au VIe siècle av. J.-C. un temple à Vénus, d’où le nom de Portus Veneris (le port de Vénus) donné par les Romains. Longtemps rattaché administrativement à Collioure, le port fut toujours utilisé au gré des vicissitudes de l’histoire. Devenu commune à part entière en 1828, Port-Vendres va devenir un port de commerce important vers l’Afrique du Nord après la conquête de l’Algérie. Sa période dorée culminera dans les années 1930. On a peine à imaginer aujourd’hui le va-et-vient incessant de ces cargos à vapeur ; les images d’époque nous montrent des quais chargés de marchandises et de passagers au milieu d’une agitation fébrile. Depuis les années 1920, la voie ferrée arrive sur le quai, créant la notion de train-paquebot permettant de réduire à moins d’une heure la durée entre la descente du wagon et l’appareillage. Paris est alors à moins de trente-sept heures d’Alger.
La 2ème guerre mondiale, puis l’indépendance de l’Algérie portent un coup fatal au port dont l’activité décline irrémédiablement. Au début du XXe siècle, environ mille mouvements annuels de navires étaient enregistrés. Ils n’étaient plus que cinq cents avant la Seconde Guerre mondiale. Il en reste une cinquantaine à présent. Aujourd’hui, la pêche est là, bien sûr, mais le métier connaît lui aussi ses difficultés.

Aujourd’hui, se promener sur les quais encombrés de filets séchant au soleil reste un plaisir. Plaisir d’assister au départ d’un cargo, de voir arriver un chalutier ou même un yacht de luxe. Le matin, ce sont les petits métiers (pêcheurs qui pratiquent à la journée sans s’éloigner de leur port d’attache) qui débarquent leurs poissons. Dans l’après-midi, les chalutiers et leur escorte d’oiseaux de mer s’alignent le long du quai du Forgas. Quand arrive le soir, les phares qui signalent l’entrée du port allument leurs pinceaux verts et rouges.
Dans la lumière du crépuscule, Port-Vendres reste un port. Un vrai.
Arriver à Collioure par mer au petit matin est une raison suffisante pour naviguer. C’est d’abord la tour Madeloc, perchée à 656 mètres, que l’on aperçoit ; puis la côte se précise et c’est le clocher caractéristique de Notre-Dame-des-Anges qui sert d’amer. Entrée dans la baie et mouillage sur l’un des coffres disponibles.

Le soleil levant illumine alors les façades de la ville. La fameuse lumière de Collioure, celle qui séduisit les peintres au début du XXe siècle. Difficile de parler de Collioure sans citer les artistes (Matisse et Derain pour commencer) qui, à partir de 1905, fréquentèrent la cité.
. Juste en face, la plage Boramar, puis celle du port d’Avall, descendent doucement dans l’eau tranquille du port. Les premiers promeneurs viennent s’y balader, mais nul bateau sur les galets. Il y a un siècle, près de cent barques et canots étaient remontés tous les jours sur la grève. C’était l’époque reine de la pêche aux poissons bleus : maquereaux, sardines, anchois. Les vieilles photos ou cartes postales nous montrent ces barques, serrées les unes contre les autres, la voilée ferlée sur l’antenne, au repos après la pêche de la veille. Ces deux plages bordaient chacune deux quartiers bien distincts. Celle du Boramar longeait la Ville, celle du Port d’Avall desservait le Faubourg. Le château et le lit du Douy faisaient office de frontière. La Ville était très largement catholique alors que le Faubourg, depuis les années 1890, était majoritairement protestant. C’est là que vivaient les plus pauvres, dans ce quartier farouchement

républicain. Et il n’y avait pas de mariages entre habitants des deux parties du village.
Pendant toutes ces années, Collioure a vécu au rythme immuable des départs et des retours de pêche, des saisons et des caprices du temps, car ici, comme sur toute côte, c’est la mer qui dicte sa loi et l’emploi du temps des gens qui y travaillent.
Aujourd’hui, c’est le tourisme qui cadence la vie des Colliourencs. Si la rue de la Prud’homie rappelle qu’un tribunal des pêcheurs siégea ici en son temps, il n’y a plus de pêcheurs en activité maintenant.
Parfois cependant, au printemps, sont organisés des rassemblements de barques catalanes venant de toute la région. Et on peut alors assister au spectacle de ces

embarcations colorées, l’étrave posée sur la plage, comme le montrent les vieilles cartes postales. En tout cas, ces amoureux de voiles latines permettent à Collioure de conserver son âme. Car, comme l’écrivait Raoul Dufy en 1948, « Collioure sans voiles, c’est un soir sans étoiles ».
Il faut à Collioure se laisser aller au gré de ses pas et se perdre dans les ruelles ; monter au Château Royal pour la vue sur la baie, passer devant l’hôtel restaurant des Templiers, se diriger vers Notre-Dame-des-Anges dont le clocher, symbole de la ville, servit aussi de fanal, pousser jusqu’à la chapelle Saint-Vincent, flâner vers l’avenue du Mirador par les venelles aux façades colorées dans le pittoresque quartier du Moré…
Si les peintres ont tant fait pour la réputation de Collioure, ce sont deux écrivains qui y sont enterrés. Le plus connu,

Antonio Machado, repose au cimetière d’en bas, en plein village. Sa tombe, fleurie en permanence, est l’objet d’une véritable dévotion. Né à Séville en 1875, Machado devient l’un des écrivains espagnols majeurs de la première moitié du XXe siècle. Il met sa plume au service du parti républicain quand commence la guerre civile. À la chute de la deuxième République espagnole, il fuit vers la France. Il franchit la frontière le 27 janvier 1939. Arrivé à Collioure épuisé, il y meurt le 22 février suivant.
Le second écrivain enterré ici est certes moins connu, mais ses livres se sont pourtant vendus par millions et ont été traduits en plus de dix langues. Patrick O’Brian (Richard Patrick Russ de son vrai nom) est l’auteur d’une saga de romans historiques maritimes situés entre 1789 et 1815. Il fait vivre à son héros, le capitaine Jack Aubrey, la plupart des campagnes maritimes auxquelles fut mêlée la Royal Navy dans ces années-là. Né en 1914 à Londres, Patrick O’ Brian s’installe à Collioure en 1949. Le premier tome de la saga, Maître à bord, est publié en 1970. Suivent dix-neuf autres romans jusqu’en 1999. Personnage discret, soucieux de préserver sa vie privée, O’ Brian vécut avec son épouse Mary de nombreuses années dans le vieux Collioure.
Plusieurs Colliourencs rencontrés m’ont confié avoir connu cet anglais, sans savoir exactement qui il était tant il était modeste, et n’apprendre qu’à sa mort, le 2 janvier 2000, l’étendue de son œuvre. Il repose à présent auprès de sa femme, au cimetière d’en haut, avec vue sur cette mer qu’il a si bien racontée.