Les belles histoires commencent souvent par une rencontre. Celle-ci a lieu en 1992 quand Robert se rend avec un vieux thonier breton de 1945 aux îles Kerkennah. Robert est ce que l’on appelle un personnage. Il a monté une association qui embarque des jeunes en déshérence sur ce vieux gréement et leur fait parcourir la Méditerranée dans le sillage d’Ulysse.
Parti de Brest, Robert et son équipage gagnent la mer intérieure. L’une des étapes prévues est Djerba, pays des Lotophages dans l’Odyssée. Sur le trajet, Robert aperçoit ces îles dont il n’a jamais entendu parler et décide d’y faire escale. L’approche est rendue délicate à cause de la faible profondeur des fonds car le thonier accuse ses 85 tonnes et 3 mètres de tirant d’eau. Mais la manœuvre est réussie et le navire peut accoster. L’équipage découvre alors les Kerkennah.
Cet archipel, situé à une vingtaine de kilomètres de Sfax en Tunisie, est composé de deux îles principales et d’une douzaine d’îlots. Hérodote nous apprend qu’elles sont déjà habitées au Vème siècle avant JC. Et elles l’ont toujours été depuis. On y pêche encore de manière traditionnelle ; des poissons, des poulpes, mais aussi des éponges. On a longtemps utilisé pour cela des barques à voile latine appelées flouka (felouque) et loudes. Ces derniers, bas sur l’eau, sont particulièrement adaptés à la navigation dans ces eaux peu profondes ainsi que dans les lagunes de la côte. Mais petit à petit, avec l’arrivée de la motorisation, ces embarcations sont progressivement délaissées.
Sur place, Robert rencontre Salah dont la famille vit ici depuis plusieurs générations. Tous deux partagent un gout commun pour la préservation et la transmission du patrimoine maritime. Or il ne reste plus que trois loudes sur l’île qui en comptait plusieurs centaines quelques décennies plus tôt. Ils décident alors de se lancer dans la construction d’un loude. Cela permettra de réhabiliter des techniques ancestrales avant qu’elles ne disparaissent complètement. On fait alors appel aux anciens, on ressort des gabarits conservés dans quelques familles locales. Enfin, on se base aussi sur l’un des derniers loudes conservé, sur lequel, selon la tradition, se serait embarqué le futur président Bourguiba en mars 1945 pour échapper aux autorités françaises et gagner ainsi la Libye depuis les îles Kerkennah.
Robert et Salah attaquent donc la construction et deux ans plus tard, le 1er mai 1994, l’embarcation est mise à l’eau en présence de la population. S’ensuivront deux années de navigation autour des îles.
Le LOUD en navigation aux Kerkennah (photos Elisabeth Rigot – association Le LOUD)
Puis, il est décidé de ramener la barque en France par ferry jusqu’à Marseille. Elle est ensuite remorquée par Le Don du Vent, ketch magnifique construit en 1947 depuis Marseille jusqu’au Barcarès où elle est prise en charge par un autre Robert, Bataille celui-ci. C’est lui qui est à l’origine des baraques de pêcheurs en roseaux sur la plage du Barcarès. Il y organisera d’ailleurs une manifestation avec le LOUD comme invité de marque, tiré sur la plage devant les cabanes.
On retrouve l’embarcation un peu plus tard dans l’étang de Salses où elle navigue sous les couleurs de l’association Vagabondage. Puis, elle est délaissée, change de propriétaire, connait une première restauration avant d’être endommagée lors d’une tempête et abandonnée dans une vasière. C’est là qu’interviennent quelques membres de Voiles Latines du Bassin de Thau qui récupèrent l’épave et créent l’association Le LOUD pour se charger de sa restauration.
Le LOUD abandonné dans les vasières de l’étang de Salses (photo association Le LOUDE)
Et c’est ainsi que, près de huit ans plus tard, ce samedi 16 mars, le LOUD est mis à l’eau au chantier de la Plagette, à Sète.
Cet atelier est un lieu emblématique. J’y avais consacré un article en mars 2017, sept ans déjà. C’est en fait le dernier des nombreux chantiers navals qui se côtoyaient ici, sur l’étang de Thau au siècle dernier. Celui-ci était celui d’André Aversa, le plus connu des charpentiers de marine de Sète, à l’origine du musée de la mer qui abrite ses nombreuses maquettes. C’est aujourd’hui l’association Voiles Latines du Bassin de Thau qui occupe le lieu et assure la transmission de ces savoir-faire ancestraux.
Lorsque j’arrive sur place, une centaine de personnes sont déjà là pour vivre ce moment exceptionnel. Le LOUD, 10,65 m de long, 2,70 m de maitre-bau (largeur) et 3,2 tonnes domine l’assemblée sur son rail de mise à l’eau, indifférent à l’agitation ambiante et à l’admiration dont il est l’objet. Ses lignes effilées, son faible tirant d’eau, son franc bord peu élevé révèlent son utilisation dans les eaux peu profondes. Outre la pêche, j’apprends que les loudes étaient aussi utilisés pour du transport de marchandises entre les îles et le continent. On y a même embarqué des scooters et des voitures.
Joel et Jacques, de l’association Le LOUD m’accueillent chaleureusement. En déambulant d’un groupe à l’autre, je constate que tous ceux qui ont eu un rôle important dans l’histoire de ce bateau sont là. Robert, à qui l’on doit toute cette aventure et qui l’a construit au début des années 90, l’épouse du commandant du ferry qui a convoyé l’embarcation de Tunisie à Marseille, Philippe, qui était alors le patron du Don du Vent, et qui l’a remorqué avec son voilier de Marseille au Barcarès, et Robert Bataille qui le récupère et le fait naviguer dans les eaux catalanes. Et bien entendu les membres de l’association LE LOUD qui ont sauvé le bateau de la vasière, l’on rapporté à Sète et lui ont redonné vie en y consacrant quelques milliers d’heures.
Beaucoup de Tunisiens sont là aussi, originaires des Kerkennah ou de la ville voisine de Sfax. Certains ont fait le déplacement de la région parisienne et même du nord de la France. Ils ne pouvaient pas manquer cela.
Arrive le moment de la mise à l’eau. Au son des instruments traditionnels tunisiens, le treuil ancestral déroule son câble et la barque descend lentement vers l’étang. Ça y est, elle flotte à nouveau, près d’une décennie après avoir quitté l’élément liquide. La Tramontane soufflant de façon soutenue, elle est remontée par précaution sur son rail.
La suite, c’est l’apéritif et le buffet, constitué à parts égales de spécialités sétoises et tunisiennes.
L’occasion d’aller encore de l’un à l’autre et de glaner quelques informations supplémentaires. Robert Bataille m’explique que, la Tunisie se situant sur l’axe central méditerranéen, ce bateau mêle dans son architecture l’influence des deux bassins : l’occidental et l’oriental. Philippe me raconte l’histoire du Don du Vent avant que Christian Dorques dont j’avais fait le portrait en février dernier me montre sa catalane Le Mont Saint-Clair sur ber, prête pour le carénage annuel. Tous composent une bien belle brochette de vieux loups de mer.
Juste à côté, la marraine tunisienne du LOUD évoque l’évasion de Bourguiba en 1945, lorsque, poursuivi par les autorités françaises, il se serait échappé de Kerkennah en loude. Elle rappelle aussi l’importance de cet homme politique qui, lorsqu’il fut président, joua un rôle majeur dans l’émancipation de la femme dans son pays et insuffla également quelques principes laïques dans une société tunisienne encore traditionnelle.
Quelques jours plus tard, le LOUD flottera fièrement dans les canaux de Sète à l’occasion du rassemblement de vieux gréements Escale à Sète.
Quel fabuleux destin pour cette embarcation née aux Kerkennah. Cet archipel qui semble voué aux départs : celui du LOUD, celui de Bourguiba, mais aussi aujourd’hui celui des candidats à l’exil qui tentent depuis ces îles une hypothétique et aléatoire traversée vers les côtes d’Europe.
Et je me dis que finalement, ce n’est certainement pas un hasard si le LOUD a vécu cette résurrection à Sète, cette formidable cité maritime où se mêlent tant d’influences, languedociennes évidemment, italiennes bien sûr, mais aussi de cette méditerranée du sud dont le LOUD est issu et dont le sillage, des îles Kerkennah jusqu’à l’île singulière y trace désormais un lien indéfectible.
Ci-dessous la vidéo en une minute de la mise à l’eau du LOUD
Magnifique, des catalanes aux tartanes et aux bateaux-bœufs, les bateaux nous fascineront toujours… peut-être dans le prolongement de « Homme libre, toujours tu chériras la mer… » qui sait ? Je garde même deux paquebots au cœur, dont le « Bretagne » pour revenir du Brésil en 1956.
Merci Hervé pour toutes ces belles histoires partagées !
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Merci Jean-François pour ce retour !
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Bonjour Hervé
Quelle aventure extraordinaire où se mêlent l’histoire (contemporaine) la mythologie, la tradition, le désir chevillé au corps de transmettre pour éviter l’oubli.
Quel bonheur de faire la connaissance d’hommes exceptionnels, qui t’adoptent comme un des leurs, que tu es bien sûr!
Merci de diffuser autant de nouvelles réjouissantes et de nous soigner d’une actualité désespérante, quand on n’a pas la force d’y résister.
Merci et amitiés
Claire
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Merci à toi Claire, pour ta fidélité et tes commentaires toujours positifs et encourageants. C’est vrai que ce blog me donne l’opportunité de rencontrer des gens aussi passionnants. Et je ne m’en prive pas…!
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