Retour sur les naufrages du 28 février 1797 où 32 marins pêcheurs disparaissent en mer

Si la mer représente aujourd’hui pour beaucoup d’entre nous le plaisir de l’été et des vacances, elle fut (et reste) pour ceux qui la pratiquent par obligation un danger permanent.

Le 28 février 1797 se produisait l’un des plus terribles drames maritimes de notre littoral languedocien : 32 marins pêcheurs Gruissanais disparaissent en mer. Cet épisode nous est

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Ex voto Notre Dame des Auzils

parvenu grâce au compte rendu qui en fut fait le lendemain par le curé Passenaud, secrétaire du conseil municipal, qui interrogea quelques uns des survivants sur les circonstances de ce tragique épisode et consigna leur récit.

Retour donc sur ce drame du 10 Ventôse de l’an V de la république, survenu il y a 219 ans.

 

 

Le récit est retranscrit tel quel ci-après, avec les formes lexicales de l’époque.

« Ce jourd’hui onze ventose, an cinquième de la république française, nous agent municipal de la commune de Gruissan canton de Coursan département de l’Aude dans le lieu ordinaire de nos séances pour constater les affreux désastres arrivés sur notre plage par l’horrible tempête qu’il y eut hier en mer, nous avons invité les citoyens Joachim Gimié, maître au petit cabotage, Blaise Iché, Jean Bonnot et autres patrons de pêche de se rendre auprès de nous afin de nous donner les circonstances et détails des malheurs dont ils ont été témoins, lesquels ont dit que tous les bateaux pêcheurs de la commune au nombre de seize ont fait le neuf du courant la pêche par un petit vent du nord, qu’arrivés successivement sur la plage pour remettre le poisson après le coucher du soleil, quatorze passèrent à l’ancre toute la nuit pendant laquelle il parut des éclairs extraordinaires dans toutes les parties de l’horizon et notamment vers le sud sud-est, qu’à la pointe du jour, plus sensibles aux besoins de leurs familles, qu’effrayés par les signes qui pendant toute la nuit avaient annoncés le mauvais temps, les équipages levèrent l’ancre et gagnèrent le large par un vent au nord et dont ils voulaient profiter pour faire la pêche. Qu’arrivés environ à huit heures en pleine mer et au travers du cap Saint Pierre, le vent calma tout à coup vers les huit heures, la mer s’éleva et s’agita avec une fureur effrayante de la partie de sud sud-est, d’où étaient partis principalement les éclairs durant presque toute la nuit, qu’alors tous les bateaux firent route pour rentrer dans le grau de la Vieille Nouvelle ; mais après quelques temps, le vent s’étant levé de la

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le Grau de la Vieille Nouvelle (celui qui est au sud) sur une carte d’époque

partie de nord nord-ouest, les bateaux prirent la route que le vent leur ouvrait pour le port d’Agde ; que l’ayant suivie pendant environ une heure, le ciel s’obscurcit, des nuages épais se montrèrent et tout à coup, il tomba une si grande quantité de grêle que sur les bateaux, il en était un pied et demi au moins, qu’à cette grêle affreuse par la grosseur succède une pluie extraordinaire ce qui fit cesser totalement le vent, que dans le moment, la mer redoubla la fureur et que l’agitation des flots fut si violente que de leur vie, ils n’ont vu la mer aussi démontée, qu’alors sans vent et par conséquent sans pouvoir être dirigés, les bateaux ont fait environ trois lieues à la merci des vagues toujours prêtes à les engloutir, que vers midi, il s’éleva un vent si violent du sud sud-est d’où venait la grosse mer que les équipages furent obligés de serrer la grand voile et ne mirent que les plus petites pour tacher d’arriver au port et sauver leur vie qui courait le plus grand danger, qu’après avoir lutté contre les vagues et avec toutes les précautions que leur a suggéré l’état de la mer, plusieurs bateaux sont rentrés heureusement dans le grau de la Vieille Nouvelle, quoique la plupart a demi pleins des eaux de la mer, qu’en entrant dans le port, ils ont vu que le bateau de Bernard Rouquette commandé par Bernard son fils et monté par neuf personnes a chaviré dans la mer, et qu’après avoir perdu le timon, il a été submergé par les flots avec l’équipage, que le bateau commandé par Jean Pierre Gimié a été à leur vue englouti tout d’un coup dans la mer après que les vagues en eurent enlevé la gouverne et que l’équipage composé de dix hommes a péri en entier, qu’ils ont vu que le bateau de Sébastien Portes sur lequel étaient aussi dix personnes après avoir été jeté deux fois sur le côté par les vagues, revenu sur les eaux, chavira par le travers et se submergea, qu’enfin ils ont vu rentrer dans le port sans gouvernail le bateau commandé par Jean Vincent Mourrut et sur lequel les vagues avaient emporté le patron et deux autres matelots et noyés. Que le nombre des hommes perdus se monte par conséquent à trente-deux personnes, dont quatre patrons, qu’ils ne sauront nous donner d’autres renseignements sur le funeste accident.

Fait dans la commune de Gruissan, les jours, mois et an que dessus. »

Les paraphes du curé et des trois patrons concluent le récit.

06 manuscripts archives 001 - CopieCe drame frappa le village de plein fouet et le vida de ses forces les plus vives (32 disparus sur une commune qui comptait alors environ 1700 habitants). Toutes les familles de pêcheurs ou de marins furent touchées, de plus ou moins près. Plusieurs pères disparurent avec l’un de leurs fils. Une femme du village pleura son mari et deux de ses garçons. La plus âgée des victimes avait soixante ans, et les deux plus jeunes treize seulement. Au cours des semaines qui suivirent le naufrage, la mer rendit presque tous les corps, qu’elle éparpilla de la Vieille Nouvelle jusqu’à Leucate. Ils furent inhumés prestement, comme si la communauté avait hâte d’enfouir au plus profond d’elle-même le malheur qui l’avait touchée.

La délibération suivante du registre municipal date du 27 ventôse. Elle demandait au percepteur de surseoir à la levée des fonds car le village était plongé dans le malheur. Il faut reconnaître que très vite, une grande solidarité se manifesta dans le bourg et même au-delà. C’est l’une des caractéristiques des événements dramatiques que de faire ressortir des gens ce qu’ils ont de meilleur. La prud’homie, première concernée, fit un premier don de quatre vingt-une livres aux familles les plus démunies, dix jours après le naufrage. Une autre somme serait débloquée un mois plus tard. La municipalité de son côté multiplia les demandes d’aides et, dans tout le département, des collectes furent organisées. Le sous-commissaire de la Marine à Narbonne s’activa de son mieux auprès du ministère. C’est aussi suite à cet événement que l’on évoqua pour la première fois dans le village une société de secours mutuel qui permettrait d’atténuer à l’avenir les conséquences matérielles d’événements de ce type. Il faudrait de nombreuses années pour qu’elle vît enfin le jour. En attendant, ce n’est que plus d’un an après le sinistre, le 2 messidor de l’an VI, que furent distribués deux mille quatre cents francs aux quinze familles touchées, la somme remise à chacun dépendant de sa situation familiale.

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Commémoration le lundi de Pâques

La commune n’oublie pas ses disparus en mer. Un monument a été dressé au pied du chemin qui conduit à la chapelle de Notre-Dame-des-Auzils. Tous les ans, le lundi de Pâques, une délégation comprenant le maire, le curé, les autorités maritimes, les prudhommes pêcheurs auxquels se joint une grande partie de la population vient se recueillir et évoquer leur souvenir.

Nous ne les oublierons pas, comme le dit la plaque commémorative « aussi longtemps que le soleil se lèvera sur la mer ».

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Le Grau de la Vieille Nouvelle, si paisible aujourd’hui

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