Il est des lieux qui s’ouvrent spontanément à vous, sans retenue, presque sans pudeur. Leur beauté insolente vous saute au visage jusqu’à parfois vous aveugler. D’autres, plus subtils, nécessitent du temps, un peu de patience et de persévérance pour les comprendre et les apprécier à leur juste valeur. L’idéal est de disposer d’un guide, qui vous permettra de découvrir le pays sous l’écume, d’aller au-delà de cette surface des choses dont on se contente souvent. Le mien s’appelle Christian Dorques et j’ai rendez-vous avec lui à Bouzigues, en cette matinée de février.
Après avoir parcouru des paysages tachetés d’amandiers en fleurs, je me gare près du port et gagne le ponton des barques traditionnelles. J’y retrouve Christian et nous nous installons devant la cabane qui sert de local au club des Voiles latines de l’étang de Thau.
Christian est né non loin d’ici à la fin des années 40, dans le milieu viticole. Attaché à son territoire, il refuse de « monter à Paris » ; sur les soixante jeunes de sa classe d’âge, la moitié a dû partir « dans le nord » ; il n’y a pas qu’à la montagne que Ils quittent un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés. D’autres ont filé vers Toulouse, Marseille ou Montpellier. Seuls six d’entre eux, dont Christian, sont restés au pays. Ce choix implique évidemment des concessions. Pendant dix ans, son quotidien sera fait de petits boulots qui s’enchainent les uns après les autres. Le weekend, il embarque des jeunes en déshérence pour des virées sur l’étang. Ceci le pousse à reprendre ses études et il devient éducateur spécialisé, métier qu’il exercera jusqu’à sa retraite avec des adultes handicapés.
Son autre passion, c’est l’étang. Il y passe tout son temps libre et acquiert sa première barque en 1984. A partir de là, il parcourt le Bassin, pour le plaisir de la découverte et celui d’être sur l’eau. A cette époque, ils sont peu nombreux à posséder des embarcations traditionnelles pour les loisirs. Christian va laisser un petit mot sur les cinq ou six barques de l’étang pour inciter leurs propriétaires à faire des sorties ensemble. Du coup, ils commencent à sillonner le golfe du Lion et se rendent ensemble aux premiers rassemblements qui commencent alors à s’organiser. Agde, Palavas, le pays catalan sont désormais des destinations régulières pour la petite flottille. Pendant ces périples, Christian rencontre beaucoup de propriétaires de barques anciennes. Il les interroge, prend des notes, dessine des croquis et compile toutes ces informations. Il se retrouve ainsi à la tête d’une quantité d’informations conséquente sur les barques et leurs usages, de la Provence jusqu’à Barcelone. Entretemps et décidés à se structurer, les propriétaires créent une première association : Voiles latines de Sète et du bassin de Thau en 1985.
A Bouzigues, plusieurs embarcations sont désormais dans le port. Elles se regroupent dans l’association Voiles latines de l’étang de Thau – Bouzigues. La mairie va leur construire un ponton et ce cabanon où nous nous trouvons aujourd’hui. Les voitures se garant un peu trop près au gré des membres du club, la municipalité installe des panneaux d’interdiction ; qui ne sont pas respectés. Les bénévoles décident alors de créer un jardin méditerranéen, qui règlera le problème. Commentaire de Christian : les gens respectent plus les fleurs que les panneaux d’interdiction. Large sourire sous sa moustache.
Devant nous, sa barque, Le Mont Saint-Clair, se balance doucement. C’est une belle embarcation de 8 mètres de long, construite en 1945 dans les chantiers Aversa et qui servit pour la pêche au thon à la ligne.
Une fois à la retraite, Christian s’inscrit au cursus Langue et culture occitane de l’université Paul Valéry à Montpellier. Arrivé en maitrise, il doit produire un mémoire. Il décide alors de rédiger un lexique occitan sur la barque et ses usages. Il utilise pour cela la documentation assemblée patiemment pendant des années. Son glossaire comprendra 1 500 entrées, définitions et dessins. Poursuivant sa démarche, il attaque une thèse, toujours en cours. Son objet : comment revitaliser la langue et la culture occitanes sur le bassin de Thau. Il s’inscrit aussi dans de nombreuses structures, épluche les données démographiques de l’Insee, village par village, parcourt le territoire pour écouter et percevoir son évolution.
Impossible d’évoquer les pratiques culturelles du bassin sans parler de l’huitre. Sa culture intensive est relativement récente. C’est à la fin du 19ème siècle que quelques tentatives ont lieu tout d’abord dans les canaux de Sète. Puis, à cause de la qualité insuffisante des eaux en ville et de la proximité du port, la production migre vers l’étang de Thau, en premier lieu à Bouzigues. Petit à petit, des pêcheurs se reconvertissent à la conchyliculture. Dans les années 70, on décide d’octroyer une surface importante supplémentaire à cette activité, ce qui permet à d’autres pêcheurs, économiquement en difficulté, de se tourner vers ce nouveau métier. C’est aussi à ce moment-là que l’on aligne les tables suivant le plan encore en cours aujourd’hui. C’est ainsi que pendant tout le 20ème siècle, la vie de l’étang et de ses habitants tourne autour de l’huitre et de la pêche. Ces pratiques collectives créent une véritable culture, un référentiel commun pour tous les riverains du bassin.
Alors que nous sommes rejoints par l’ami Claude Delsol, également membre de l’association, Christian en vient aux changements démographiques constatés au cours des décennies passées. Précisons pour commencer que la population du Bassin a doublé au cours des trente ou quarante dernières années. Et que plus de la moitié des résidents actuels sont là depuis moins de dix ans. Population par ailleurs vieillissante (forte proportion de plus de soixante-cinq ans), constituée pour beaucoup de retraités venus s’installer au soleil du midi. Du coup, comme dans beaucoup de zones littorales, les jeunes voulant travailler sur place ont été obligés d’aller habiter tout d’abord dans une première couronne distante de 10 à 30 kilomètres. Désormais, ils s’installent encore plus loin. Ce n’est pas l’arrivée d’habitants venant d’ailleurs qui inquiète Christian (les gens sont partout chez eux précise-t-il), mais c’est la perte induite de savoir-faire ou de comportements ancestraux liés à cette vie en bord d’étang. Le constat étant fait, il faut agir. Un seul exemple : pour attirer les jeunes vers la pratique de la voile latine et leur transmettre l’art de naviguer spécifique à ce type de gréements, Christian, Claude et un petit groupe d’amis sont en lien avec la Fédération Française de Voile. Il s’agira de former des moniteurs à la voile traditionnelle et d’équiper des Optimists (ce petit bateau que l’on trouve dans toutes les écoles de voile) avec un gréement latin (à un coup raisonnable, soit environ 300 € pour l’ensemble voile, mât, antenne, manœuvres). Pour la pratique en équipage, l’association rénove Eole, une barque de 8,5 mètres, qui sera équipée d’un moteur électrique, rechargé par des panneaux solaires devant être installés sur le toit de la cabane. En plus de sa fonction d’apprentissage, Eole pourra être utilisée pour des balades sur l’étang, permettant ainsi de transmettre cette culture ancestrale. Il est aussi question de mettre la barque à disposition d’acteurs du Bassin, comme le syndicat mixte ou le CPIE (Centre Permanent d’Initiatives pour l’Environnement).
L’heure du repas approchant, nous nous dirigeons dans le village pour grignoter un morceau. Mes amis me conduisent au bar Le globe, qui sert manifestement d’annexe à l’association. C’est un lieu authentique, justement parce qu’il n’essaie pas de faire authentique, comme ces bistrots qui se parent d’éléments de décoration évoquant soi-disant la pêche et la navigation, ou se donnent des airs de pub irlandais en bord d’océan. Non, ici le mobilier est simple, mais l’accueil chaleureux et la cuisine excellente. En attendant que l’on nous serve, Christian se met au piano, dévoilant ainsi une autre facette de sa personnalité.
Grâce à mes deux compères, j’ai le sentiment d’avoir un peu percé l’âme du Bassin. Une visite au musée de l’étang de Thau inauguré en 1991 complète mes informations. On y explique comment produire les fameuses huitres, les techniques de pêche utilisées depuis des générations, l’évolution des pratiques (comme l’arrivée de la motorisation).
J’y apprends aussi que l’étang, long de 20 km et large de 8 km (soit une surface de 7 500 ha) renferme 300 millions de m3 d’eau, dont 94 millions s’évaporent chaque année, compensés par 64 millions apportés directement par la pluie et 138 par le ruissellement. Le solde se traite par les échanges avec la mer, effectués par les canaux de Sète et le grau de Marseillan.
J’ai du mal à m’arracher à Bouzigues. Je fais un dernier tour dans le vieux village, repasse une dernière fois devant le port. Mince, l’une des vieilles barques hisse la voile. Il y a de la sortie dans l’air. Dommage de ne pouvoir rester et assister à ce spectacle. Décidément, il me faudra revenir…
Et pour finir, survol en deux minutes du port de Bouzigues
Merci Hervé pour ce moment de lecture hors de ce temps où l’immédiateté est reine!
Ta considération de l’humain et de cette nature, censée résonner avec ses pensées, est au cœur de ton texte!
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Merci à toi Philippe ! C’est vrai qu’il y a des personnes et des lieux avec lesquels je me trouve vite en résonnance…
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Encore une très belle évocation des richesses du littoral languedocien. Un vrai régal !
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Merci ! Ce fut pour moi un vrai bonheur…
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